(ou « un spectacle qui invite à comprendre comment le libéralisme, dans son incroyable dextérité à imposer sa domination, nous a appris à croire que nous soumettre aux désirs du patronat est ce que nous souhaitons vraiment pour vivre heureux »)
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« À quoi carbure le monde du travail ? À la crainte (de manquer), au désir (de consommer), et à ces nouvelles passions : « se réaliser », « s’investir », et finalement épouser le désir maître – celui du patronat. Ainsi le capitalisme a colonisé nos âmes, capturant la quasi-totalité de nos désirs. Mais il reste encore, en chacun, un désir propre, faisant écart aux commandements du désir maître ; cet écart, cette résistance possible, on peut l’appeler : l’angle Alpha.
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QUEL EST VOTRE ANGLE ALPHA ? En chaque individu, l’angle Alpha manifeste son inclination à la dissidence, son degré de résistance à l’ordre du monde comme il va (mal : c’est le vecteur D’, qu’on peut lire déprime). L’espoir d’un autre monde qui ne soit pas complètement assujetti au fantasme capitaliste consiste donc dans la préservation, et même dans l’augmentation, en chacun de nous, de l’angle Alpha… »
Hier soir, j’ai eu le bonheur d’aller voir avec mes amis Emmanuel et Juliette l’adaptation sur les planches de l’essai de Frédéric Lordon « Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza » (sorti en 2010 aux éditions La Fabrique). Un véritable chef d’œuvre, joué en ce moment et jusqu’au 26 février au théâtre de Ménilmontant : jubilatoire, salvateur et incroyablement pertinent – sur le fond comme sur la forme.
Jubilatoire, d’abord, parce que la pièce dont les dialogues se basent sur l’analyse que Lordon fait de la servitude salariale, livre une matière textuelle brute : la thèse de Lordon y est déclamée comme elle a été écrite. Or, là où l’épaisseur de la réflexion pourrait être ardue à suivre à l’oral, elle devient ici complètement enivrante puisque transformée par la mise en scène de Judith Bernard en une réflexion progressivement déployée. La jubilation (je ne trouve décidément pas d’autre mot) de comprendre comment un concept théorique peut en appeler un autre devient alors extatique. Sur les planches, face à lui, le spectateur se surprend à éprouver le vif sentiment de « voir se dérouler une pensée en mouvement ». Les idées se bousculent et s’entrechoquent jusqu’à dépeindre un tableau plus général encore : celui de la capacité des dominants à créer en nous la joyeuse envie de nous subordonner à eux.
Salvateur, aussi, parce que « Bienvenue dans l’angle Alpha » est une pièce très engageante pour le public : si les dialogues se succèdent bien évidemment dans la matérialité de la scène, le théâtre, lui, ne prend véritablement forme que dans la tête des spectateurs, comme invités à réfléchir en même temps que les comédiens déclament. Le décor, qui se fait l’économie de fioritures risquant de divertir l’attention du public, brille par une sobriété adéquate à l’expérience. Une danseuse, des textes ping-pong, un escabeau rouge et quelques jeux de lumières suffisent à offrir les éléments visuels essentiels au rebondissement des idées. Et d’un coup, tout fait sens : c’est l’instinct de survie économique qui a généré chez l’homme l’envie irrépressible de consommer, laquelle a supposé le consentement au salariat, lequel a justifié l’enrôlement dans une structure sociale, créant ainsi l’asservissement émotionnel du travailleur heureux de rendre heureux son patron, dans un tout que l’on nommera joyeuse aliénation.
Pertinent, enfin, parce que la pièce semble avoir été pensée comme un moment de partage, une rencontre militante avec le public, une communion politique des esprits – nos esprits, à tous, et en chacun de nous, capables de dissidence. Ni seulement analytique, ni totalement manifeste, « Bienvenue dans l’angle Alpha » est une invitation didactique et savoureuse à remettre en question le sens que nous pensons / prétendons mettre dans la valeur travail. On ressort de la salle avec l’envie, un peu plus grande, un peu plus forte, de faire place dans nos existences à des instants de bonheur qui ne nous auront été dictés par personne… et encore moins par l’asservissement consenti à un système économique.
« Comment un certain désir s’y prend-il pour impliquer des puissances tierces dans ses entreprises ? C’est le problème de ce qu’on appellera en toute généralité le patronat, conçu comme un rapport social d’enrôlement. Marx a presque tout dit des structures sociales de la forme capitaliste du patronat et de l’enrôlement salarial. Moins de la diversité des régimes d’affects qui pouvaient s’y couler. Car le capital a fait du chemin depuis les affects tristes de la coercition brute. Et le voilà maintenant qui voudrait des salariés contents, c’est-à-dire qui désireraient conformément à son désir à lui. Pour mieux convertir en travail la force de travail il s’en prend donc désormais aux désirs et aux affects. L’enrôlement des puissances salariales entre dans un nouveau régime et le capitalisme expérimente un nouvel art de faire marcher les salariés.
Compléter le structuralisme marxien des rapports par une anthropologie spinoziste de la puissance et des passions offre alors l’occasion de reprendre à nouveaux frais les notions d’aliénation, d’exploitation et de domination que le capitalisme voudrait dissoudre dans les consentements du salariat joyeux. Et peut-être de prendre une autre perspective sur la possibilité de son dépassement. »
— « Bienvenue dans l’angle Alpha », un spectacle ludique et critique sur les passions qui nous jettent au travail… avant qu’il nous jette
Une pièce de Judith Bernard, d’après Frédéric Lordon
Mise en scène : Judith Bernard
Avec Judith Bernard – Maggie Boogaart – Renan Carteaux – Gilbert Edelin – David Nazarenko / Fabrice Nicot – Aurélie Talec
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