La question n’est pas tant de savoir si Nabilla ou la bimbo qui l’a précédée sur l’autoroute de l’explosion médiatique plantureuse, Zahia, a raison de jouer sur sa plastique pour faire parler d’elle. C’est un débat qui ne regarde finalement que les protagonistes en question : chacun fait bien ce qu’il veut de son corps, et pour brasser plus large, allons jusqu’à dire que sous ses dehors de blonde écervelée juchée sur des jambes auto-bronzées de 2 mètres de haut, Paris Hilton est peut-être elle aussi une anarchiste de droite qui, ayant tout compris aux rouages de la société du spectacle, se dit que jouer les greluches en club sur la côte ouest pour se payer des résidences secondaires est finalement une option bien plus cynique et nihiliste que courber l’échine à l’usine comme tout le monde. Soit.
Parlons plutôt de la débordante autosuffisance qui pousse aujourd’hui « l’élite médiatique » à jouer les indispensables commentateurs de l’actu chaude en invitant Nabilla sur ses plateaux télé, puis à se surprendre de la vacuité des propos qu’elle a à avancer. À très juste titre, le blogueur Christophe Ginisty dénonçait il y a quelques jours cette « mécanique médiatique un peu lâche qui s’amuse à punaiser [Nabilla] de façon répétitive sur le mur de la honte » tandis que Myriam Levain regrettait, sur le blog Les Martiennes, qu’il faille avoir un bonnet D et une allure de bimbo pour se voir massivement invitée à la télé : « Déjà que les plateaux télé ont un récurrent problème d’équilibre hommes-femmes, pourquoi nous offrir ce spectacle navrant de la potiche sculpturale ? »
Or, que révèle exactement cet intérêt disproportionné des médias pour Nabilla, jeune femme portée aux nues par une émission de télé-réalité ? Au cœur du processus, cette éternelle dictature du buzz et l’écœurante logique du dîner de cons, très rassasiant pour qui veut se rassurer d’être un nanti dans cette société de classes (intellectuelles).
L’excuse de la pop culture pour pallier la mort du journalisme
Quand Canal+ reçoit Nabilla sur le plateau du Grand Journal, la chroniqueuse Daphné Burki prend le soin précautionneux de préciser, en direction de son invitée : « On va pas se leurrer hein, il y a beaucoup de gens qui se demandent pourquoi vous êtes là ce soir sur le plateau du Grand Journal… Nous, on reçoit tous les phénomènes : on avait juste envie de vous connaître un petit peu mieux ! » (à 8″47), comme pour se défendre par avance de toute critique relevant l’incestueux suivisme des médias.
La voilà arriver avec ses gros sabots, la malhonnête justification déontologique : « puisque tout le monde parle de vous, vous êtes un sujet de société alors nous vous invitons ». Cette façon plutôt vaseuse de légitimer intellectuellement un traitement médiatique putassier de la culture populaire, on l’a également retrouvé dans les colonnes de Next. En effet, quand « le magazine mode, culture et lifestyle de Libération » a rencontré et portraité Zahia, la tentation de présenter le parcours de l’ancienne prostituée comme une fable contemporaine n’a pas manqué. « Un conte moderne », titrait alors le magazine, plein de courbettes maintenant que la catin est devenue princesse, que notre système ultra-marchand l’a avalée, et qu’elle est devenue enfin fréquentable.
Rappelons pourtant, au risque de paraître ingénu, que les sujets de société inédits ne manquent pas : moult d’endroits inconnus du grand public, de projets innovants, de personnalités iconoclastes… restent à découvrir. Si heureusement certains magazines s’évertuent autant que possible à dénicher des sujets sortants des sentiers balisés du tout-marketé (ou à parler de sujets communs, mais avec un angle nouveau), pour la majorité de nos grands médias, enquêter, aller sur le terrain, défricher sont autant d’efforts inutiles et peu rentables quand se contenter de relayer sommairement les buzzs établis et alimenter le voyeurisme du public marchent à tous les coups.
Allons jusqu’à dire que beaucoup de faiseurs d’opinion se servent aujourd’hui de la « pop culture » pour justifier l’abondante couverture des produits de divertissement de la grande industrie. Bien sûr, une super production hollywoodienne, une série télé à succès, un mème ou une vidéo virale sont autant de témoins de l’époque et étudier ces objets culturels est intéressant en ce sens qu’ils sont des marqueurs de l’évolution de nos mœurs ou encore du public qui les reçoit. Mais jusqu’à un certain stade, la « pop culture » est aussi bien souvent un arrangeant concept à la mode dans lequel se drapent religieusement les journalistes en mal d’idées, trop paresseux pour en trouver ou trop pressés par leur rédaction pour être réellement inspirés.
Systématiquement truffer un article de captures d’écrans Twitter au lieu de sortir rencontrer la rue, ne parler que des films au box office, encenser sempiternellement les mêmes groupes de musique… S’intéresser en surface à la « pop culture » est désormais l’apanage des ouvriers de l’information et forçats du web. Or, la pop culture en tant que vivier de culture industrialisée n’est révélatrice de notre époque que si elle est analysée et décryptée avec patience; pas quand elle se contente d’être mentionnée ci et là pour courtiser l’algorithme de Google ou un audimat pantouflard.
Le dîner de cons : quand l’élite aime se rassurer
Mais parler du cas Nabilla en se contentant de condamner le cadre de pensée médiatique, restreint par les flux marchands, serait limité. Ce que révèle également la passion que les médias ont eu pour la bimbo est autrement plus diabolique : cliente parfaite au dîner de cons (Nabilla reconnaît elle-même sa bêtise et son manque de culture, dans des séquences filmées que l’on trouvera, au choix, touchantes ou navrantes : « Avant j’osais pas parler, maintenant je me dis qu’au pire ça fera rire les gens, vaut mieux faire rire que faire pleurer ! »), les médias n’ont eu aucun scrupule à inviter la jeune femme dans le but à peine dissimulé de la laisser se vautrer dans son ânerie sur la place publique.
(Stéphane de Groodt et sa chronique humoristique, filmé en plan large afin que le téléspectateur puisse pleinement profiter des moues décontenancées de Nabilla, complètement perdue devant le phrasé alambiqué de son voisin)
Le modus operandi est d’ailleurs similaire à ce qui fait le succès des émissions de télé-réalité : le clivage social flatte et rassure, et ce que ne disent pas les téléspectateurs qui prétendent regarder ces shows « de façon second degré » comme pour garder leur noblesse intellectuelle tout en s’offrant la cathartique de la moquerie, c’est que cette moquerie, justement, est un enivrant produit à consommer. Combien de fois a t-on entendu des « non mais moi je ne regarde pas ça sérieusement, c’est juste pour passer le temps » ? Sans le savoir, l’immense majorité du public de ces émissions tient le même discours vaniteux, se différenciant à l’envi « du reste des téléspectateurs », qu’elle imagine pour le coup vraiment annihilés par les écrans perlés.
Or, le téléspectateur exceptionnel n’existe pas. Il n’y a pas de façon plus ou moins noble de regarder Les Ch’tis à Ibiza, il n’y a pas de posture plus ou moins intellectuelle à revendiquer, il n’y a pas d’excuse pédante qui tienne : consommer ce genre d’émissions, c’est participer à leur succès, c’est donc accréditer leur principe même – celui qui consiste à rire de la misère sociale et intellectuelle comme pour se redonner foi en son propre intellect – et légitimer leur maintien dans la grille des programmes.
Pour en revenir à Nabilla et boucler la boucle : le problème n’est pas que la bimbo discount n’ait rien dans le ciboulot – mais bel et bien que l’élite médiatique, vautrée dans sa bourgeoise condescendance, s’évertue à lui donner l’occasion de le prouver.
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