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Rue89, Anne Daguerre et l’expérience de la pauvreté comme « safari animalier »

Ah, la pauvreté. Ce thème vivifiant pour les intellectuels de notre époque souhaitant se gargariser d’une proximité emphatique avec le peuple. Si vous en doutiez encore, suivez mon regard : Rue89 a publié aujourd’hui le compte-rendu de Anne Daguerre, une chercheuse qui a tenté de ne se nourrir qu’avec 3,5 euros par jour. Une fois n’est pas coutume : le texte est gratiné comme il faut.

Pour commencer, abattons les évidences sur la table : c’est dur d’être pauvre. Voilà, c’est dit, c’est chiant à entendre je sais, désolée de casser l’ambiance, mais ça me démangeait trop. Mais une fois qu’on a dit ça, que reste-t-il à dire ? Donner la parole à une personne réellement pauvre, et jamais invitée dans les médias, aurait été la façon la plus judicieuse de parler de la misère sociale. Mais comme il faut croire que se mettre en scène comme « intrépide reporter » est une alternative beaucoup plus séduisante, Anne Daguerre a tenu à faire le test pour nous. J’entends ceux qui avancent que si Anne Daguerre a eu envie de se prêter à l’expérience, grand bien lui fasse. Accrochez-vous, je suis ouverte à tout et me sens même capable d’accepter ce point. Les inégalités sociales se creusent au fil des saisons et il est sain de continuer à s’en offusquer, là n’est certainement pas le problème.

Non en fait, là où le traitement de la pauvreté vue par Anne Daguerre devient navrant, c’est qu’il est symptomatique d’un clivage social cyniquement assumé. Dans ce cas précis, ce clivage social va jusqu’à être ludique : « oh, qu’il est dur de se retenir d’acheter du miel quand on aime tant ce doux nectar ! », avoue Anne Daguerre à demi-mots.

Et comme la caractéristique de l’outrance est justement d’être jusqu’au-boutiste, notre chercheuse qui se propose de vivre pendant 7 jours à Washington avec le budget moyen d’un bénéficiaire du SNAP (un programme d’assistance alimentaire dont bénéficient 47 millions d’Américains, qui s’apprête vraisemblablement à subir d’importantes coupes budgétaires) a l’audace de presque présenter l’expérience comme un safari animalier.

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« Anne Daguerre mange une boîte de thon »

« Anne Daguerre mange une boîte de thon »

Après avoir mis au point une liste de courses économique toute relative (du thé, du miel, des bagels et des avocats) (qui se dévoue pour expliquer à Madame-la-Chercheuse que des Tortellini marque pouce plein de sucres lents lui auraient duré plus longtemps ?), Anne Daguerre tente de rationnaliser sa situation de pauvresse d’un jour : « Finalement, c’est presque de la détox, en moins cher, non ? » Pas mal dit : la prochaine fois que je croise la SDF qui squatte devant ma bouche de métro, j’en profiterai pour lui faire remarquer joyeusement que sauter des repas quand on n’a pas le choix, ça doit avoir au moins l’avantage d’être plus efficace que Dukan.

Au 2e jour de son régime spécial « misère sociale », Anne Daguerre apprend que « le moins cher, ce sont les nouilles chinoises instantanées ». « Une affaire », constate-t-elle, « je prends note ».

Au 3e jour, notre éminente chercheuse nous explique comment elle a réussi à refuser la proposition d’un ami, prêt à lui offrir une cuillerée de riz + bacon + poulet. « Je dis non, HÉROÏQUE ». Il n’y a pas de petits héros, en effet Madame Daguerre.

Opérons une ellipse, le reste de l’expérience de Madame-la-Chercheuse tenant moins de la réflexion militante que du journal intime d’une triste quadra. Hop, nous voilà au dernier jour du marathon sans-le-sou; l’heure de la conclusion arrive : « Ce défi a constitué une épreuve, donc, mais m’a aussi permis de prendre la mesure de la gentillesse et de la générosité des classes populaires américaines, presque tous Noirs et Latinos ». Mon dieu, comme c’est attendrissant, Anne Daguerre. C’est que, dépossédés de toute considération bourgeoise dans leur vie de tous les jours, les pauvres n’ont d’autres solutions que d’être solidaires entre eux. Que c’est beau, Anne, pensez à le noter dans votre Moleskine, vous pourriez avoir à ressortir cette leçon de vie à un prochain dîner sous le lustre.

« Ce soir, je suis soulagée que ce soit fini. Le riz sauté aux légumes que je m’offre en récompense a un goût de paradis », conclut enfin notre championne.

La prochaine fois que je me lancerai dans la lecture d’un article gonzo de riche, je me garderai d’en attendre autre chose qu’un débilisant faire-valoir « maintenant, je comprends les miséreux ». Que l’intelligentsia ait la noble intention de mesurer empiriquement la pénibilité de la vie des moins privilégiés n’est pas foncièrement un problème. Qu’elle en profite pour nous livrer un « exotique j’ai-testé-pour-vous » plein d’ahurissante vacuité, ça, ça me fait vomir. Pour rester dans la thématique de la nourriture, bien entendu.

Edit : pour aller plus loin, relevons même le caractère superficiel d’une expérience de la pauvreté sur le temps court; un des terribles principes de la misère étant le fait même que l’on ignore jusque quand elle va durer. « Quand t’es pauvre, limite en fait, la bouffe ça passe encore après un tas de trucs. Avoir la dalle, manger une fois par jour, on se rend vite compte que c’est horrible mais que ça passe. À quoi ça rime de tester d’être pauvre en démarrant avec un tas de fringues, des médocs, des produits d’hygiène et tout ? », s’énerve à très juste titre Salomée, une blogueuse qui, elle, a déjà fait l’expérience d’être dans le besoin… pour de vrai.

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