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À propos des bimbos roturières qui se retrouvent à défiler sur de prestigieux catwalks : non, il ne s’agit pas d’« ascension sociale »

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Longtemps les mots m’ont manqué pour décrire ce « malaise » ressenti lorsque Zahia Dehar, prostituée « cadeau d’anniversaire » de Franck Ribéry, s’est doucereusement retrouvée adoubée sur papier glacé après avoir violemment essuyé les crachats de la morale publique.

Récemment, le malaise s’est répété lorsque Nabilla (décidément, on va m’accuser d’obsession), d’abord risée nationale de bon aloi (avant que son « Non mais allô quoi » ne se retrouve floqué sur tous les tee-shirts de mauvaise facture du marché de Rungis, il était de bon ton, à mi-chemin entre l’ironie et la référence dernier cri, de répéter à l’envi sa phrase culte) a défilé pour le truculent Jean-Paul Gaultier, lors de cette dernière édition de la Fashion Week. Hier, le créateur a publié une lettre publique adressée à l’un de ses détracteurs, le rédacteur en chef du magazine de mode Style.com, Tim Banks — ce dernier avait accusé l’enfant terrible de la mode française de succomber aux sirènes du bas de gamme.

C’est ainsi que s’est retrouvé ré-activé l’éternel débat « transformer une bimbo roturière (issue de la presse people, de la télé-réalité ou encore des bas fonds de la célébrité passée au micro-ondes) en icône de la haute couture, est-ce provocant ou médiocre, culotté ou facile, militant ou marketé ? » Je crois penser que cette problématique, futile au premier abord, est en réalité révélatrice d’une réflexion plus globale encore : « à quel moment un acteur de l’industrie culturelle de masse est-il indépendant ou non des discours générés par les dynamiques marchandes de cette même industrie ? »

Deux écoles se sont alors vulgairement dressées : d’un côté, ceux qui trouvent révoltant le fait d’accorder une place à la tapageuse Nabilla dans l’univers « si respectable et huppé » des hautes sphères de la mode; de l’autre, les bienheureux constatant « l’extraordinaire irrévérence des grands stylistes qui osent prouver qu’une fulgurante ascension sociale est possible même dans un milieu aussi élitiste que celui de la haute couture ».

À vrai dire, je ne me reconnais dans aucune des deux lectures proposées. Aux premiers je souhaite rétorquer que la mode ne devrait avoir de sérieux que sa décadente mission de croquer l’époque qui se joue sous nos pieds (Gaultier avait bien fait sa muse de la sulfureuse – pour son temps – icône pop Madonna et cette histoire du chic pour le chic suppose une idée très société de caste à laquelle ma sensibilité ouvriériste m’empêche vraisemblablement de souscrire). Pour résumer la chose autrement : si voir Nabilla être récupérée par Jean-Paul Gaultier m’a certainement mise mal à l’aise d’une façon ou d’une autre, ce n’est certainement pas par je-ne-sais quelle conviction élitiste que la bimbo « salirait » le monde lisse, riche et épuré de la mode — mais pour une autre raison (que je développerai plus bas).

Nabilla et Jean-Paul Gaultier

Aux seconds je reprocherais amicalement la naïveté du postulat « ascension sociale ». En effet, on a entendu ici et là qu’il fallait se réjouir de ces parcours dignes d’une féérie des temps modernes – des contes contemporains exemplaires parce que révélateurs d’une mobilité sociale « de la cité aux couvertures des magazines ». Encore un peu, et on parlerait presque d’idéal républicain sublimé. Doucement, il s’agirait de ne pas extrapoler le mythe du self-made (wo)man.

Car réfléchissons un instant : au delà du parcours de ces jeunes femmes (dont je ne cherche même pas à deviser, encore une fois ce qui m’intéresse ici, c’est le traitement médiatique qui leur est consacré et ce qu’elles incarnent de fantasme dans notre opinion publique), que nous renseigne exactement le soudain plébiscite de ces anciennes roturières par les élites culturelles ?

Zahia, Nabilla, et toutes celles qui suivront… ne sont pas des héroïnes d’une ascension sociale enchantée : elles sont les produits marchands utilisés par des entités tentaculaires cherchant à flatter une idée factice de porosité entre culture populaire et aristocratie culturelle.

Bien sûr, il est tentant de voir en ces parcours exceptionnels un joyeux avatar de ce que la société peut produire de plus prodigieux : un jour huée, le lendemain reine d’un défilé – c’est que dans un élan de lyrisme et de foi en l’humanité l’on pourrait presque se mettre à trouver ça poétique, encourageant, romanesque. Mais à trop encenser ces trajectoires criardes, on en oublie d’analyser la situation avec plus de discernement : pour la large majorité de notre population, l’ascension sociale n’est plus qu’un vieux mythe récalcitrant, et tous les jours, au moment où nous parlons, d’autres jeunes filles se battent pour devenir quelqu’un. Point d’ascension sociale fulgurante pour celles que l’industrie culturelle ne voit pas d’intérêt à avaler puis à recracher, point d’ascension sociale foudroyante pour celles qui ne remplissent pas les lapidaires critères du sex-symbol dont le corps pré-existe à l’esprit.

Zahia, Nabilla… et leurs prochaines petites sœurs ne sont pas les métaphores d’une progressiste perméabilité entre les classes. Elles sont les icônes d’un système médiatique versatile et ultra-marchand dans lequel surexposition, flatterie des égos, nivellement vers le bas, traitement putassier et célébrité conquise par le buzz ont fait leur nid.

De l’ascension sociale elles ne sont donc absolument pas le symbole : tout juste incarnent-elles les soubresauts d’un (hyper)marché de la culture, stigmatisant ou adoubant comme bon lui semble, des petites brebis égarées, catins ou princesses selon ses humeurs lunatiques et capricieuses.

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