— Vous trouverez dans le nouveau numéro de Vice, le numéro des causes perdues, un aperçu de l’échange que j’ai eu avec Zahra Ali, sociologue spécialisée en féminismes islamiques, également disponible à ce lien : http://www.vice.com/fr/read/personne-n-aime-le-feminisme-islamique-v7n1. Voici la version longue de cet entretien.
Instinctivement, personne n’associerait les mots « féminisme » et « islamique » dans la même phrase. Pourtant, il existe depuis maintenant deux décennies un mouvement de lutte contre le patriarcat qui se base bel et bien sur les textes coraniques. Zahra Ali, sociologue spécialiste en Moyen-Orient et questions de genre, vient de sortir Des féminismes islamiques aux éditions La Fabrique. Un excellent bouquin dans lequel on apprend notamment que le féminisme islamique souffre aujourd’hui de deux inimitiés : les féministes blanches et donneuses de leçon pour qui une femme voilée est forcément une femme asservie et les intégristes religieux qui considèrent le féminisme comme un produit de la modernité occidentale. J’ai été boire un thé avec Zahra Ali avant qu’elle ne saute dans son Eurostar pour regagner Londres (là où elle vit), histoire qu’elle m’explique un peu les tenants et les aboutissants du féminisme islamique, entre progressisme musulman et tentative de décoloniser le discours féminisme.
Qu’est-ce que le féminisme musulman, exactement ?
Zahra Ali : C’est un féminisme qui s’inscrit à la fois dans la pensée réformiste musulmane et dans la lignée de la critique féministe post-coloniale. Les féministes islamiques appellent à une relecture du Coran. À la mort du prophète, les hommes se sont appropriés le sens des textes sacrés, si bien que les interprétations de ces derniers sont aujourd’hui complètement imprégnées de patriarcat. Nous souhaitons une relecture de ces jurisprudences. Les femmes ont toujours eu une place importante dans l’histoire. C’est juste l’Histoire avec un grand H qui les a occultées.
Avez-vous un exemple de verset dont le sens a été détourné par les hommes ?
Le verset le plus souvent mis en avant pour justifier la domination des hommes sur les femmes, c’est le verset 34 de la sourate Al-Nisa. Il présente la notion de qiwama, souvent traduit par « les hommes ont une préémincence sur les femmes ». Or, cette prééminence ne veut pas dire « domination » comme le pensent bon nombre de musulmans. Initialement, elle se traduit davantage par « responsabilité » au sein du foyer familial : c’est notamment l’idée que durant la grossesse, le conjoint doit veiller à prendre soin de sa femme.
Concrètement, il n’y a donc aucun verset qui distingue les hommes et les femmes aux yeux de Allah.
Oui. C’est une des bases des sciences islamiques : le Coran ne se prend pas de verset à verset, mais bien dans sa totalité. Or, il y a un très grand nombre de versets qui affirment textuellement l’égalité entre les hommes et les femmes. D’ailleurs, quand Um Salama, épouse du Prophète Muhammed, l’interpelle et lui dit « j’aimerais que le Coran s’adresse directement aux femmes et qu’il reconnaisse l’égalité », on considère que la révélation aurait rappelé que musulmans et musulmanes étaient tous égaux à ses yeux. Le Prophète a toujours mis en avant le respect des femmes, dans une société pourtant encore très patriarcale. On peut parler de proto-féminisme. C’est seulement historiquement que le sens de certains versets a été détournés : à la mort du Prophète, les hommes ont voulu asseoir leur autorité.
Pour la majorité des gens, il paraît improbable d’être féministe et musulmane à la fois.
C’est la réaction la plus naturelle : le féminisme et l’Islam ont toujours été présentés comme antinomiques. D’abord, chez un certain nombre de musulmans, le féminisme est associé à la domination coloniale et parler de féminisme musulman, c’est forcément occidentaliser l’Islam et être d’accord avec un modèle de modernité normatif imposé d’en haut. Ensuite, il y a cette autre vision post-coloniale qui consiste à dire que le féminisme lutte contre le patriarcat, que l’Islam est une religion patriarcale et donc qu’on ne peut pas être une féministe légitime si l’on croit en Allah. Or, le but du féminisme islamique, c’est de casser ces idées préconçues et de tout redéfinir.
En 2005, il y a eu un Congrès international sur le féminisme musulman. Comment expliquer que le mouvement n’ait pas été beaucoup plus médiatisé depuis ?
Le concept commence tout juste à s’imposer dans les sphères académiques depuis une vingtaine d’années. On observe que le féminisme anglo-saxon s’est renouvelé, notamment dans son auto-critique – ce qui est loin d’être le cas en France. En fait, les français ont encore un blocage avec le religieux, du coup le féminisme musulman ne gagne en légitimité que lorsqu’on le dégage du sacré pour le prendre sous le prisme de l’identitaire.
C’est-à-dire ?
La France accepte plus facilement la réflexion quand on la présente sous l’angle des femmes issues de l’immigration, insatisfaites par le modèle dominant du féminisme et désireuses d’inventer un nouveau féminisme en accord avec leurs valeurs religieuses. Alors que dans le monde anglo-saxon, on a carrément des théologiennes qui parlent de féminisme, et ça ne choque personne puisque le religieux ne souffre pas des mêmes aprioris sociaux qu’en France. C’est aussi pour ça que j’ai choisi de travailler à Londres et pas à Paris. Ma carrière universitaire y est plus acceptée.
Il me semble que les associations féministes ont refusé de vous voir défiler à leurs côtés lors de la journée des femmes ?
Je faisais partie d’Al Houda (Association des femmes musulmanes de Rennes) en 2004, quand on a demandé à faire partie du village associatif de la journée du 8 mars. Mais depuis l’affaire du voile, un certain vent de paternalisme post-colonial type « on va décider pour vous » souffle sur la France et il n’y a de place que pour le féminisme républicain. À l’époque, le Tribunal administratif avait statué que la religion musulmane était tout simplement contraire au sens historique de la journée des femmes. À force, on s’est demandé si les alliances sont vraiment souhaitables quand la condescendance règne. Alors on a fini par faire notre propre 8 mars.
Est-ce qu’on peut parler de « féminisme blanc » ?
Ce qui est certain, c’est qu’il y a différentes façons d’être féministe. Moi, en tant que femme musulmane issue de l’immigration, je ne vais pas avoir les mêmes priorités d’engagement qu’une féministe blanche des beaux quartiers. C’est aussi ça, le féminisme musulman : c’est dire « arrêtons d’être essentialiste et de prôner un seul type de militantisme ». On ne peut pas confisquer la parole à des femmes sous prétexte qu’elles utilisent des termes religieux alors qu’elles luttent pour la même finalité : la justice sociale.
Vous parlez aussi de coupler lutte anti-sexisme à lutte anti-racisme. Cette imbrication semble pilier dans votre démarche.
Complètement. L’enjeu du féminisme islamique se trouve, à mon sens, dans cette imbrication. Par exemple, quand Ni putes ni soumises a dénoncé le sexisme dans les banlieues, cette dénonciation a été récupérée par la parole raciste et a nourri l’idée que le sexisme était l’apanage de l’Islam. En couplant notre féminisme à une lutte anti-racisme, on cherche à repolitiser le discours et à dire : « on lutte pour un féminisme au sein de l’Islam, mais aussi contre le sexisme partout ailleurs ».
Où se trouve l’avenir du féminisme islamique ?
Il se trouve dans la décolonisation du féminisme en général. Il faut inclure les questions de rapports de races et de rapports de classes dans notre réflexion. Par exemple, on voudrait que dans les pays arabes les femmes aussi puissent être mufti, et que dans les pays occidentaux, les féministes islamiques puissent être légitimement entendues. Mais pour cela, il faudrait d’abord que les musulmans ne nous voient plus comme des vendues à l’Occident, et que les autres féministes ne nous considèrent plus comme des aliénées juste parce que l’on a choisi de porter le voile…
Photos : Luca Massaro
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